Une journée en enfer

4h58 – le réveil doit sonner dans 2 minutes, je me dis « chouette, je serai bien réveillé, attendons qu’il sonne ». Je ferme les yeux deux secondes et commence a visualiser mes préparatifs…

5h28 – le réveil a sonné? qui l’a arrêté ? moi? pas de souvenir. Une chose est sure, je suis en retard. Je saute dans la salle de bain, toilette express.


5h40 – Je descend pour préparer mon sac, rien que de l’habituel, je glisse mon thermos de café, ma boite de salade. L’heure avance, j’ai l’impression d’oublier quelque chose. Je m’habille, les mêmes vêtements qu’hier ou avant-hier. Je n’aime pas avoir plusieurs habits, je n’aime pas avoir à choisir comment m’habiller, je n’aime pas qu’on me dise « tu es bien habillé » ou un truc du genre, simplement parce que je ne sais pas comment réagir et ce qu’il faut répondre. Aujourd’hui comme souvent, ce sera du noir : T-Shirt noir, pantalon noir, pull noir, blouson noir, chaussures noires. Je fuis les couleurs et le bariolé. Je déteste les T-shirts avec des trucs imprimés. J’ai trop peur de ce que les autres penseront en me voyant, ni comment réagir si quelqu’un me dit qu’il adore mes habits, encore moins si il me dit qu’il ne les aime pas.

5h50 – Je vérifie 4 fois que j’ai bien les clés de la maison dans la poche avant de les prendre en main, aujourd’hui ce sera 3 fois pour celle de la voiture. Je tapote ma poche droite de pantalon plusieurs fois, pour m’assurer que mon téléphone s’y trouve bien, je me sentirai dénudé sans téléphone a l’extérieur. A la maison, je peux m’en passer, dès que je passe la porte d’entrée je dois l’avoir avec moi. Comme un cordon ombilical qui me rattache a je-ne-sais-quoi. Dernière des nombreuses vérifications de mes sacs avant de partir, je ne vérifie pas les contenus, je me satisfait de visualiser mentalement ce dont j’aurai besoin aujourd’hui : ma clé USB, ma calculatrice, des feuilles, mon café, mon repas de midi, mes tickets de train et de bus, mes clés.

5h51 – je ferme la porte de la maison, l’amour de ma vie dort a l’étage avec les 3 petits, je m’assure 2 fois que la porte est bien fermée avant de m’approcher de la voiture. Les sacs rangés sur le siège passager, je peux partir. Un coup d’œil à l’environnement avant de monter en voiture, le voisin a sorti une plus petite poubelle aujourd’hui on dirait, la voisine a mal retiré son rideau.

5h52 – la voiture démarre, je reste quelques secondes avant de partir pour laisser chauffer un peu, j’attends un feu vert dans ma tête me disant « on y va ». J’écoute les bruits, un nouveau bruit a la ventilation, une voiture passe dans la rue. A cette heure ci, pas beaucoup de stimuli venant des autres, les rues sont désertes. Je peux partir.

5h55 – A la sortie d’un rond-point, une voiture arrive derrière moi, ma conduite change instantanément, je deviens stressé : Pourquoi est il si près/si loin ? que pense-t-il de ma conduite? que pense-t-il de ma voiture? Dois-je accélérer? Ralentir? Je continue de rouler en regardant régulièrement dans le rétroviseur si la voiture me suit toujours.

6h10 – Arrivée a la gare, il me faut trouver une place de parking pour abandonner ma voiture pour la journée. Une place proche de l’entrée est libre, ce serait une bonne place, mais une voiture arrive derrière moi. Je ne peux pas manœuvrer devant lui et l’imaginant impatient derrière son volant je préfère renoncer a la place et continue mon chemin sur le parking. Finalement, je trouve une place plus loin, avec personne autour et pas d’impatient derrière. Avant de manœuvrer je m’assure qu’il n’y a personne dans les voitures autour.

6h15 – Direction le quai, sur le trottoir, j’entends des pas pressés derrière moi, je n’aime pas être suivi, automatiquement je ralentis le pas et me laisse dépasser, la personne me dépasse sans un regard, au moins je n’aurai pas a affronter ce regard qui me fait passer pour le dernier des demeurés , ou interrogateur sur la raison de mon ralentissement. Arrivé sur le quai, je dois d’abord composter mon billet, j’espère qu’aujourd’hui il n’y aura pas trop de monde autour, je ne supporte pas de devoir contourner ou passer au milieu d’un groupe. Par chance, aujourd’hui il n’y a personne, j’expédie le compostage en quelques secondes, en vérifiant que personne ne me regarde faire en entendant le bruit de l’appareil que je trouve toujours trop fort, et me dirige vers la passerelle, mon quai est de l’autre coté des voies. La montée de la passerelle est une nouvelle épreuve, des pas derrière moi, des personnes me dépassent, ces personnes sont a l’aise ici, moi pas. je me fixe sur les marches usées et la peinture abimée. Redescente de la passerelle, ne pas tomber, ne pas accrocher la marche avec le talon de ma chaussure, essayer de me tenir pour garder une attitude normale alors que la, tout de suite, j’aurai envie de me téléporter a l’autre bout du quai. Arrivé sur le quai, je dois aller jusqu’à l’autre bout, pour être au début du train, je m’y sens mieux et ça me permet d’être quasiment en face de l’escalier de sortie du quai a l’arrivée. Je passe au milieu des personnes qui discutent ou attendent simplement l’arrivée du train. J’intercepte des bribes de conversation, je note des détails : untel a la même veste depuis plusieurs jours, elle a changé de sac ou de téléphone, ou n’a pas pris son thermos de café aujourd’hui. Un groupe devise, bruyamment, au même endroit tous les matins. Je ne comprend pas comment on peut avoir tant de choses a se dire, je reste perplexe comme tous les jours et poursuit mon chemin, hors de question que je reste a coté d’eux. Arrivé a leur hauteur, je saisi que ça parle des fêtes de noël a venir. Soudain, une voix retentit dans le groupe : « Bah tiens en voila un de père-noël, il lui manque la barbe sinon ça le fait! ». Vrai ou pas, je ne peux m’empêcher de penser que cela m’était adressé et écoute les rires sans les comprendre, pourquoi moi? Je ne sais pas quoi répondre ni comment réagir à cela, donc je me ferme et je fuis. Je ne tourne pas la tête, m’enfouis dans mon écharpe et marche tout droit, enfin aussi droit que je le peux quand je sens, ou que je m’imagine que quelqu’un me regarde, et je rejoint mon banc, un banc sur lequel je ne m’assois jamais, mais je reste a coté jusqu’à l’arrivée du train. Si quelqu’un y est arrivé avant moi, ça m’oblige a chercher un autre lieu d’attente, je me sens perdu en pensant parfois qu’il/elle l’a fait exprès. Un autre groupe, d’un age plus avancé que le premier, discute mais plus calmement. Apparemment ils se connaissent un peu, chaque membre arrivant a droit a son « Bonjour » et le retourne aimablement. Pour ma part, j’ai droit à quelques regards mais pas un mot, aucun mot ne sortira de ma bouche non plus, peut être attendent ils un signe de ma part mais je ne sais pas lequel ni quand il faudrait le faire. Je me pose au bord du quai et j’attends. Je me met en face d’une porte de service de la gare de l’autre coté du quai, pile dans l’alignement de ce boulon qui manque sur le rail que j’ai remarqué il y a plusieurs semaines et que je cherche du regard tous les jours. 6h20 – le train arrive, je me déplace pour que la porte du wagon tombe quasiment en face de moi, je veux être parmi les premiers a monter. Je peux ainsi aller m’asseoir a MA place, dans mon coin avec personne en face. Certains jours, j’ai moins de chance, quelqu’un s’y installe avant moi. Pas question de m’asseoir a coté, ces jours la je dois trouver une autre place rapidement, pas de vis-a-vis, a coté de personne. Il m’arrive souvent de me retrouver assis sur un strapontin dans le couloir, alors que le train est quasiment vide : je ne supporte pas qu’on me regarde chercher une place. Le train part, je sors mon téléphone, mes écouteurs et je commence a lire, en écoutant de la musique, pas parce que j’en ai envie mais plus pour me couper de l’extérieur et de ses bruits, si j’ai de la chance personne ne viendra s’asseoir a coté de moi, sinon comme aujourd’hui, après 3 arrêts quelqu’un s’assoit a coté moi. Je range le téléphone, j’ai trop peur qu’on lise ce que je suis en train de lire, non pas que ce soit des lectures particulières, mais que va penser mon « voisin » de ce que je lis, je garde les écouteurs je ne veux pas avoir a lui répondre si il veut discuter.

7h05 – Le train arrive a destination, ayant trop peur que le train reparte avant que je n’en soit descendu, je me joins a la masse de personnes qui se sont levées également en attendant que le train s’arrête. Pourquoi sont ils debout? je ne sais pas, je n’ai pas envie de savoir, je cherche un point a fixer du regard. Le train s’arrête, les portes s’ouvrent, tout le monde se bouscule, se fait des amabilités pour se laisser passer, moi je fixe le sol et j’avance, je connais le chemin par cœur, quelques pas jusqu’à la borne de compostage, 5 jusqu’à l’escalier, j’attaque les marches, du pied gauche,35 marches dont un plat, ce papier froissé était déjà la hier, je baisse la tête, me concentre sur ma musique et écoute le rythme de mes pas dans la musique. J’arrive dans le hall de la gare, les odeurs de la boulangerie de la gare mêlées a celle de cigarettes et d’autres odeurs suspectes me poussent a sortir au plus vite, de toute façons il y a trop de monde ici, beaucoup trop, je ne peux pas gérer les regards de tous. Je sors de la gare et me dirige vers l’arrêt de bus de l’autre coté de la rue, en essayant de croiser le moins de monde possible, tiens ils ont réparé la barrière, il y a des traces de ciment par terre et le goudron a été refait sur un carré de 30cm de coté. A l’arrêt de bus, je regarde le panneau annonçant l’heure d’arrivée du bus, 12 minutes a attendre. J’écoute la musique et je regarde passer les voitures, tiens cette Clio a une ampoule de phare qui a lâche depuis hier. Je regarde le père de famille garer sa Nissan Note bleue marine, de l’autre coté de la rue, faire descendre sa fille très certainement adoptée car elle a des traits asiatiques marqués alors que lui non. Il l’accompagne jusqu’à l’arrêt de bus, une de ses copines arrivera quelques minutes plus tard, accompagnée par sa mère au volant de sa fiat 500 rouge, le petit groupe discute gentiment jusqu’à l’arrivé de leur bus et les parents repartent. J’attends mon bus, sans regarder l’heure je sais a peu près quand il va arriver, ou plutôt quand il doit arriver, d’abord un bus n°11 arrive les deux petites filles montent, l’une d’elle a sa carte d’abonnement tête en bas dans son portefeuille mais ça ne choque personne. Le bus repart, quelques instants plus tard, un bus n°12 s’arrête d’autres personnes montent dont un type avec un casque blanc avec une LED bleue qui clignote coté droit. Ce bus repart aussitôt. La petite voiture électrique passe. Un bus n°35 s’arrête, ce n’est pas le mien, puis repart. Un bus passe, tout éteint avec la mention « fin de service ». C’est maintenant que mon bus devrait arriver. 7h16 – Mon bus arrive, je monte en validant mon ticket, en espérant que le boitier ne bipera pas ou que je ne resterai pas en attente avec tout le monde derrière, et je m’installe, toujours au même endroit si il n’y a personne avant moi, debout vers l’emplacement pour les fauteuils roulants alors que le bus est quasiment vide, je peux regarder défiler le paysage, si il y a trop de monde dans le bus je fixe un point ou le sol. 2 arrêts plus loin, le bus s’arrête mais je ne vois pas monter le petit vieux que j’ai vu hier et les autres jours, la dame avec son voile a changé de sac a main. Le bus repart. On arrive vers cette maison abandonnée aux volets fermés sur la droite en contrebas, le bus va tourner a droite au rond point. Encore un arrêt, et je devrai descendre. Personne n’appuie sur le bouton, je me résous a le faire moi-même d’un geste rapide en m’assurant que personne ne me voit faire et personne ne me regarde après. Le bus s’arrête je descend.

7h30 – Arrivée a l’AFPA. Je ne passe pas par l’entrée principale mais par l’entrée derrière qui m’amène au plus près de ma salle de cours, je croiserai moins de monde comme ça. J’arrive a ma salle, je pose mon sac sur ma table et démarre mon ordinateur avant de me déshabiller. 7h45 – arrivée de la première collège. Bonjour, oui bonjour, elle vient me faire la bise, OK mais c’est pas une obligation non plus, je déteste ça. Un collègue arrive et me serre la main, pareil je n’aime pas ça, surtout cette obligation inavouée de jouer a celui qui serre le plus fort. Je me prend mon café et vais m’installer a ma table. Je me plonge sur Excel pour avancer sur mes tableaux. On m’a donné la réputation de « maitre d’Excel » dans le groupe, parce que j’aime bien faire des tableaux pleins de formules, des tableaux qui s’animent et se remplissent tout seuls dès qu’une cellule change, j’aime quand ça clignote. ça me parle, beaucoup mieux que de parler a une personne réelle, je n’ai pas a me préoccuper de ce qu’elle pense ou a essayer de paraitre normal devant elle. J’aime voir une page s’animer, quand ça bouge, ça clignote. Dans ce groupe, un groupe d’adultes normaux, les relations sont normales, je ne le suis pas, je ne comprend pas ce que les gens peuvent avoir a se raconter, pourquoi ils se pâment d’admiration devant le dernier spectacle sorti de tel ou tel humoriste, se racontent leurs soirées/journées/week-end. Je n’y arrive pas, je ne suis plus, je décroche et me réfugie dans ma bulle, je ne pense a rien de particulier mais je pense. Parfois on me pose une question ou on me parle, alors j’essaie de répondre le plus juste possible en ayant l’air le plus normal possible. S’en suivent parfois des moments de silence suite a mes réponses, soit parce qu’elles sont décalées pour mes auditeurs, soit parce que je fais a cet instant une tête qualifiée de bizarre alors que j’ai juste envie de m’enterrer sous ma table pour qu’on me foute la paix. Autant quand on vient me poser une question sur Excel ou le fonctionnement de mes tableaux ou tel autre sujet qui me passionnent, je peux être éloquent et me perdre en explications, autant quand on me demande comment s’est passé mon week-end ma réponse se limitera a un : « bien mais trop court ». Depuis des années, j’ai appris a contrebalancer mon blocage par de l’humour ou des phrases automatiques pour paraitre le plus normal possible. La plupart du temps, cela suffit a mon interlocuteur et la discussion s’arrête la, parfois il insiste et je suis vite bloqué.

12h15 – la matinée est passée sans encombre, je me prépare à manger, sur mon poste de travail. Au début, je mangeais dans la salle de pause, mais il y a eu trop de monde. Je ne supporte pas de manger quand on me regarde, et même si, manger au milieu de la foule, surtout seul m’est impossible. Maintenant, je mange devant l’ordinateur, au moins je peux paraitre absorbé ce qui m’évite d’avoir a répondre aux personnes. J’avale mon repas, et sort téléphoner a ma femme, l’entendre au quotidien quand je suis loin d’elle est un peu ma bouée de secours de la journée. Même si parfois, nous n’avons rien de particulier a nous dire, entendre sa voix et celles des enfants autours me rassure.

13h15 – reprise des cours, un groupe m’attends vers mon bureau, je dois pâlir a vue parce qu’une collègue me lance : « stresse pas on va pas te taper ». C’était certainement une plaisanterie, sauf que j’ai du mal a en rire vu le monde qui me regarde, je me force néanmoins a sourire. J’ai appris avec l’age a me forcer a répondre a ce genre de sollicitations pour ne pas choquer l’entourage, c’est devenu un automatisme. Le groupe vient me féliciter pour mon travail sur mes tableaux Excel, car ils n’ont pas compris comment j’ai fait et que c’est un super boulot. A ce stade, je bloque, il me faut plusieurs longues secondes pour arriver a dire un merci en regardant par la fenêtre. Je ne peux rien dire de plus, cela m’est impossible. Aucun mot ne sort de ma bouche et ma tête part en vrille. Un collègue qui, soit par hasard, soit parce qu’il a senti mon état, me pose une question sur Excel. J’arrive a raccrocher a la réalité et peut lui répondre.

17h15 – départ, direction l’arrêt de bus. J’attends au milieu des autres personnes, je fixe le croisement d’où va sortir le bus d’ici quelques minutes, compte les secondes entre chaque changement de feu tricolore. Le bus arrive, je monte, même rituel que le matin pour la validation de mon ticket et ma place dans le bus.

17h30 – Arrivée a la gare, je monte dans le train, ce coup ci je vise le strapontin juste a coté de la porte d’entrée du wagon. Je peux étendre mes jambes sans montrer a tout le monde que je suis plié en 3 dans une place trop petite pour moi, personne autour, et après cette gare les portes s’ouvriront de l’autre coté, ce qui fait que je ne serai pas dérangé.

18h15 – Arrivée a destination, je descend du train, me dirige rapidement vers ma voiture pour respirer un coup. Encore quelqu’un derrière moi, je feins de m’arrêter pour chercher mes clés et le laisse passer devant. Une fois au volant, je respire, je peux démarrer. Comme le matin, je laisse quelques instants a la voiture pour chauffer et m’assurer que personne n’est autour de moi.

18h40 arrivée a la maison, je retrouve ma femme et les enfants. Quand elle me demande comment s’est passée ma journée, je ne suis capable que de répondre « ça a été ». Je ne peux pas en dire plus, parfois elle insiste, c’est normal elle s’inquiète. Je creuse alors pour trouver quelque chose a raconter. J’essaie de jouer avec les enfants, mais je n’en retire pas de plaisir, ça fait quelques temps déjà que je ne retire plus de plaisir a ce que je fais, je ne trouve pas de loisir qui pourrait m’en procurer. Quand ils veulent un câlin, je réponds mais je ne sais pas faire, parfois suite a un regard appuyé de ma femme. Le repas du soir est avalé sans grands écarts, puis le coucher des enfants, s’ensuit une soirée calme ou je me promène sur internet ou m’assois sur le canapé a coté de ma femme. Pendant tout ce temps, ma journée se rappelle a moi, je repense aux moments où j’ai bloqué, je cherche ce que j’aurai pu faire.

Comme d’habitude, je ne sais pas.